Violence conjugale : mode d’emploi et réflexions pour l’employeur

Dans le cadre de la modernisation du régime SST adoptée le 30 septembre dernier, un soin à la santé psychologique et à la violence doit dorénavant être apporté sur les milieux de travail. On demande également à l’employeur de porter désormais attention aux situations de violence conjugale vécues par les employées (j’emploierai le féminin afin de refléter la majorité, mais les hommes peuvent aussi subir de la violence conjugale).

La pandémie a braqué les projecteurs sur un problème dont personne n’aime parler : la violence conjugale.

Le confinement et les mesures d’urgences n’ont pas été bénéfiques de ce côté : bien que salutaires pour la propagation du virus, ils ont eu pour effet d’accroitre « le risque de violence au sein d’un couple en raison de l’amplification de certains facteurs associés à la violence conjugale (ex. : consommation d’alcool et de drogues, précarisation de la situation économique, problèmes de santé mentale) et de l’affaiblissement du réseau social » (INSPQ).

Les enfants se sont également vus retirer des milieux soutenants, comme les services de garde et l’école.

Et c’est un secret de polichinelle que la pandémie a malmené la situation féminine à travers le monde, en exacerbant les inégalités entre les hommes et les femmes. Comme il s’agit d’un facteur reconnu comme associé à la violence faite aux femmes, vous pouvez vous douter qu’on est loin d’avoir amélioré la situation sur ce front-là aussi.

J’en ai parlé avec Chloé Deraiche, directrice de la Maison d’hébergement Flora Tristan, une maison d’aide et d’hébergement, qui a de bonnes pistes d’actions. La Maison Flora Tristan héberge les femmes et les enfants victimes de violence conjugale.

Violence conjugale : ce que c’est

- Chloé, qu’est-ce que les victimes de violence conjugale ont en commun?

- En dehors d’être été choisies comme victimes intéressantes? Rien. C’est ça qu’il faut se rentrer dans la tête : on peut être avocate, PDG, entrepreneure, administratrice ou caissière et subir de la violence conjugale.

- Ouch…

Je vous glisse une définition de la violence conjugale:

« Agressions psychologiques, verbales, physiques et sexuelles, ainsi que des actes de domination sur le plan économique. Cette violence peut être vécue dans une relation maritale, extra maritale ou amoureuse, à tous les âges de la vie; elle ne résulte pas d’une perte de contrôle, mais constitue, au contraire, un moyen choisi pour dominer l’autre personne et affirmer son pouvoir sur elle ». (Source: Gouvernement du Québec. 1995. Politique gouvernementale en matière de violence conjugale)

Ce n’est pas une perte de contrôle : c’est une prise de contrôle – Chloé

Retenons aussi qu’au-delà des coups, il y a plusieurs formes de violence, dont psychologique, économique, sexuelle, spirituelle, de proxy, etc.

Des chiffres ? Préparez-vous à être secoué :

  • Plus de 4 femmes sur 10 ont subi une forme ou une autre de violence entre partenaires intimes au cours de leur vie (Statistiques Canada).

  • Au Québec, le nombre d'infractions contre la personne commises dans un contexte conjugal déclarées par la police s'élève à 21 957 en 2019.

  • Dans près de 80% des cas, la victime est une femme.

  • On compte environ 10 homicides familiaux par année au Québec.

  • À noter : en 2019, 55,8% des infractions commises dans un contexte conjugal déclarées à la police ont été commises par le conjoint ou la conjointe et 44,2% des infractions par un ancien conjoint ou une ancienne conjointe.

    Traduction : ce n’est pas parce que la personne a quitté que le problème est réglé.

    (Source: Traitement médiatique de la violence conjugale (INSPQ))

Et gardez en tête qu’il y a toujours un facteur de sous-déclaration important. On peut donc soupçonner que les chiffres réels sont plus élevés.

Violence conjugale : des impacts sur le milieu de travail?

La CNESST nous indique ceci :

«Sur les lieux de travail, l’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la protection de la travailleuse ou du travailleur exposé à une situation de violence physique ou psychologique, dont une situation de violence conjugale, familiale ou à caractère sexuel.  Dans le cas d’une situation de violence conjugale ou familiale, l’employeur est tenu de prendre ces mesures lorsqu’il sait ou devrait raisonnablement savoir que le travailleur est exposé à cette violence. »

Les démarches envahissantes du conjoint peuvent également avoir un impact sur le milieu de travail :

  • Les conséquences directes et indirectes de la violence conjugale coûtent aux employeurs canadiens 77,9 millions de dollars par an et bien plus cher encore aux individus, aux familles et à la société.

    Les coûts viennent des absences et retards, de la diminution de la productivité, du temps alloué par le milieu à la gestion de la situation, de la redistribution parfois nécessaire de la charge de travail à l’équipe, etc.

  • Une personne sur trois a déclaré avoir vécu de la violence conjugale et plus de la moitié de celles-ci « ont indiqué qu’au moins une forme de violence s’était produite sur leur lieu de travail ou à proximité ». (Cox, 2019)

  • Pour 53% des victimes de violence conjugale, cette violence se poursuit au travail. (Source: Milieux de travail alliés contre la violence conjugale, 2022)

  • 71% des employeurs ont déjà vécu une situation où ils devaient protéger une victime de violence familiale (Source: Milieux de travail alliés contre la violence conjugale, 2022)

D’ailleurs, quand les manifestations de violence et de contrôle quittent le domicile familial pour se déplacer ailleurs, c’est un signe de danger imminent.

Soulignons aussi les effets dus au contexte de télétravail, qui peut augmenter la vulnérabilité de la victime, l’exposer à davantage de manifestations violentes et au contrôle du conjoint violent, l’isoler davantage et l’empêcher de faire ses démarches.

Violence conjugale : ce que l’employeur peut faire

Être à l’écoute

Il faut comprendre l’impact crucial du milieu de travail en matière de soutien et d’éducation, dans un contexte de violence conjugale ou familiale.

Dans plusieurs cas, il peut s’agir du dernier rempart avec l’extérieur des femmes en situation de violence conjugale, les autres liens familiaux et personnels ayant été saccagés soigneusement par le conjoint. Il peut aussi s’agir du seul lien ténu reliant les femmes à l’indépendance et à l’estime de soi.

« Ce qui fait que le conjoint maintient son contrôle, c’est que la victime est isolée et n’en parle pas », nous dit Chloé.

C’est la trame commune : le vide se fait autour de la victime et le doute s’installe « ça doit être moi ». Ça éteint le système d’alarme intérieur de la personne. Une tolérance de plus en plus importante s’installe par rapport à la situation.

Chloé insiste donc sur l’importance de s’afficher comme employeur à l’écoute. « Si elle peut au minimum en parler à la job, ça brise les chaines silencieuses » et fragilise l’emprise étouffante du conjoint. Il faut leur démontrer qu’elles sont supportées et ne sont pas seules. Et briser les tabous.

Si tout le monde est sensibilisé, les ressources vont mieux trouver leur chemin vers les bonnes personnes.

Et les gens vont se sentir moins impuissants.

Il faut aussi se demander comment l’employeur peut s’insérer dans le filet de sécurité et dans la facilitation du plan d’action. Ce même plan d’action se fait en plusieurs étapes.

L’employeur pourra être particulièrement vigilant dans les cas de violence économique, où le conjoint peut s’approprier les revenus de la victime, obliger des changements de signataire ou bénéficiaire dans les documents officiels, l’empêcher de travailler ou au contraire, la forcer à travailler malgré des incapacités.

Une nouvelle certification a vu le jour: Milieux de travail alliés contre la violence conjugale, pour que les employeurs puissent s’afficher comme milieu de travail à l’écoute et y trouver des ressources et des formations. Plus de détails ici.

Être source d’informations

Autant pour les victimes (connues ou inconnues), les conjoints ainsi que les autres personnes sur le milieu de travail.

  • Installez des affiches avec des messages et des ressources à contacter.

  • Mettez des liens et de l’information sur l’intranet ou dans un endroit facilement accessible.

  • Ayez un protocole publicisé déterminé à l’avance pour la violence conjugale (« ça démontre l’ouverture de l’employeur et ça amorce une certaine sensibilisation », nous dit Chloé).

  • Si vous pouvez offrir des mesures d’accommodement, mentionnez-le bien avant qu’elles soient nécessaires, afin de les aider à préparer leur plan d’action.

  • Veillez à sensibiliser les autres employés si une telle situation est vécue et si la victime autorise qu’on en parle (Attention! La confidentialité et le respect sont rigoureusement de mise!).

  • Il ne faut pas mettre le focus sur la victime qui devrait s’en aller, mais plutôt sur le conjoint violent et le fait qu’il est responsable de ses comportements violents. C’est ça le nœud de l’histoire.

  • Attention aux discussions et aux blagues tolérées sur le milieu de travail – donnons l’exemple et envoyons un message clair.

« T’as vu la nouvelle sur la femme battue hier? Elle a dû le chercher pas à peu près! Le dîner devait pas être sur la table à temps. Une autre bonne femme qui sait pas écouter! »

Non. Un gros non définitif.

Attention! Les mots ont du pouvoir.

*Des ressources pour les conjoints qui veulent s’en sortir:

Être source de sécurité

Le milieu de travail peut être un moment de répit pour la victime, mais c’est un endroit où elle peut aussi être vulnérable, car le conjoint sait où elle se trouve et quand. On peut créer un milieu de travail sécuritaire pour la victime, en présence ou à distance, notamment par les moyens suivants:

  • En tout temps, une évaluation rigoureuse mais sensible de la situation doit être faite, en tenant compte des besoins et des situations.

  • Mettre en place des protocoles de sécurité et des plans d’urgence diffusés avant que les situations ne se présentent.

  • Lui permettre d’accéder à des lieux et des équipements (ordinateur, fax, téléphone etc) non surveillés pour qu’elle puisse bâtir son plan d’action.

  • Lui accorder du temps pour chercher des ressources et construire son plan d’action à l’intérieur du cadre du travail, ce qui permet de le cacher du conjoint contrôlant.

  • Empêcher le conjoint d’accéder à votre employée, physiquement et virtuellement, au besoin.

  • On peut aussi changer les heures de travail pour réduire les risques de contact ou de surveillance.

  • Assurer un trajet en sécurité en escortant l’employée jusqu’à sa voiture (tout en étant soucieux de la sécurité des autres employés) ou en covoiturant.

  • Installer un bouton panique sur le poste de travail (surtout si les lieux de travail sont ouverts au public).

  • Au besoin, faire circuler la photo du conjoint afin que tous le reconnaissent rapidement.

  • AJOUT: ne jamais communiquer d'informations sur l'employée à une tierce personne sans son autorisation. Peu importe l’histoire, la personne ou le contexte !

  • Si la victime a réussi à quitter le domicile et demeure en maison d’hébergement, on pourra accommoder, avec l’horaire ou des congés. « Ce sont souvent les emplois le plus précaires qui sont inflexibles », se désole Chloé. Sans source de revenus stables, on fragilise le plan d’action des victimes.

  • En contexte de télétravail, on veillera à maintenir un lien plus personnel et à permettre à la victime de quitter le domicile à l’occasion, pour offrir un répit.

Pour une référence rapide et un engagement démontré, on mettra en place et publicisera une politique en cas de violence conjugale, à l’attention de nos employés.


Être patient

On estime qu’il faut entre 6 à 7 tentatives pour réussir à quitter définitivement un environnement toxique. Plusieurs victimes retourneront dans la situation conjugale, pour plusieurs raisons : manque d’argent et de soutien, persuasion et manipulation du conjoint, inquiétudes vis-à-vis de leurs enfants, pressions familiales, etc.

Oui, il pourrait vous sembler que tout le support apporté n’a servi à rien et vous pourriez être tentés de vous laver les mains de toute cette situation. Soyez bienveillant et conciliant.

Si c’était facile de se sortir des situations de violence conjugale, on n’en parlerait pas autant…

Pour approfondir le sujet : pourquoi les femmes restent dans une relation violente et le percutant Ted Talk de Leslie Morgan Steiner : why domestic violence victims don’t leave (sous-titré en français).

On pourra également visionner la série Maid, avec Margaret Qualley et Andie McDowell. Bien que se déroulant aux États-Unis, les dynamiques exposées sont conformes à la réalité des victimes de violence conjugale.

De plus, le site Violence conjugale au travail livre une mise en garde aux employeurs:


Le rôle de l’employeur est d’assurer la sécurité des membres du personnel sur les lieux de travail ou à proximité. Le choix de quitter ou non une relation violente appartient à la femme et aucune pression ne doit lui être faite à cet égard.

L’employeur doit respecter les choix de l’employée victime. Rappelons que le moment de la rupture est un moment critique et hautement dangereux pour la femme victime et ses enfants.

Source: Violence conjugale au travail


À preuve:

  • Le moment le plus dangereux pour une femme violentée est celui où elle tente de quitter son agresseur. (Holly Johnson, Statistique Canada, 2006, en anglais)

  • Les femmes sont six fois plus susceptibles d’être tuées par un ex-partenaire que par un partenaire actuel. De nombreuses femmes disent avoir été maltraitées par un partenaire après la fin de la relation, à savoir que la violence s’est intensifiée après une rupture. (Maire Sinha, Juristat, 2013; Statistique Canada, 2016)

  • Près de 60 % des violences lors des fréquentations signalées à la police ont lieu après la fin de la relation. (Tina Hotton Mahony, Juristat, 2008)

Violence conjugale : une discussion de société à avoir

 J’ai demandé à Chloé s’il existe un profil déterminé pour devenir un conjoint violent?

 « Malheureusement non. Sinon, on pourrait les spotter très tôt et intervenir très tôt, ce qui serait plus facile. C’est plutôt avec tous les garçons qu’il faut intervenir, voire toute la société. »

Chloé insiste : la clé, c’est l’éducation des garçons. «Boys will boys» (un gars, c’t’un gars), c’est non. Il faut les éduquer au consentement, à la non-violence, à la communication.

Il faut aussi dénoncer tout geste de violence et responsabiliser les hommes ayant des comportements violents plutôt que de continuer à blâmer les victimes de rester dans la relation.

Et à se prendre en main et rechercher de l’aide, au besoin.

Des ressources existent aussi pour eux.


Mon nom est Marie-Eve Champagne, je suis spécialiste en Santé Sécurité Mieux-Être au travail et j'aide les gens à mieux travailler depuis près de 15 ans.

Un énorme merci à Chloé pour ses patientes explications, ses sources et statistiques pertinentes ainsi que sa plaisante disponibilité à collaborer à cet article! La Maison Flora Tristan existe depuis 1986. Elle offre des services d’aide et d’hébergement d’urgence puis de transition (de 1re et de 2e étape) pour les femmes issues de toutes les communautés culturelles victimes de violence conjugale et leurs enfants. En plus des 16 places en urgence et des services post-hébergement, elle offre des services d’hébergement de 2e étape, soit des logements transitoires, pour permettre aux femmes de retrouver en toute sécurité leur autonomie. Pour plus d’informations: https://www.maisonfloratristan.com/


Ressources en cas de violence conjugale:

  • Organismes communautaires et ressources d’aide aux victimes et aux agresseurs SOS Violence conjugale sosviolenceconjugale.ca/fr 1 800 363-9010

  • Regroupement des maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale maisons-femmes.qc.ca

  • Fédération des maisons d’hébergement pour femmes fmhf.ca

  • Alliance des maisons d'hébergement de deuxième étape pour femmes et enfants victimes de violence conjugale alliance2e.org/wordpress

  • Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) cavac.qc.ca

  • À cœur d’homme acoeurdhomme.com


Références et lectures additionnelles