La pénurie de main-d’œuvre, version SST
Lundi le 13 septembre, Marianne Lemay de Kolegz a répondu à la question posée dans La Presse ce samedi avec quelques pistes d’actions sociétales pour la pénurie de main-d’œuvre.
S’en est suivi une conversation avec Solène Métayer et Marianne, parce que je suis gossante avec ma SST chérie, et parce qu’on avait laissé ce point-là de côté encore, à mon grand désespoir (#heymisère).
Marianne a aussitôt sauté sur l’occasion d’inclure ce point, d’un point de vue sociétal.
Pénurie de main-d’œuvre oblige, on parle énormément d’aller chercher des employés, on parle de fidéliser, on parle d’expérience-employé, et il n’y a personne que ce dernier point rend plus heureuse que moi.
Parce que ce gouffre se creuse lentement mais sûrement. Sarah Jodoin-Houle de La Talenterie dans son article sur la crise de main-d’oeuvre indique qu’en juillet 2021, on comptait 150 000 à 180 000 postes vacants, au Québec uniquement.
Par contre, il y a un angle mort majeur dans le dossier. On parle de pourvoir des postes, mais on oublie de prendre soin de ceux qui sont déjà en poste.
Un employé malade ou blessé = un employé qui ne peut pas faire le travail complètement.
Et on continue de s’enfoncer.
Un ordre de grandeur ?
La CNESST enregistre depuis les dernières années une hausse importante du nombre de réclamations reçues, autant du point de vue physique que psychologique. La situation pandémique génère elle aussi un grand nombre de demandes.
Rapidement, quelques chiffres :
La CNESST accepte plus de 103 000 lésions professionnelles annuellement.
173 décès liés au travail ont été recensés par la CNESST en 2020.
En 2016, on dénombrait 225 travailleurs blessés chaque jour au Québec en moyenne (source : CNESST). Et ça, ce sont les chiffres connus, donc la pointe de l’iceberg. Tout n’est pas rapporté…
Le nombre de lésions professionnelles acceptées attribuables à la violence a augmenté de 27,2 % entre 2014 et 2017, soit de 32,5 % pour la violence physique et de 12,3 % pour la violence psychique.
Également, le nombre de lésions attribuables au stress en milieu de travail a augmenté de 24,4 %, passant de 973 en 2014 à 1 210 en 2017.
En 2012, l’IRSST mentionnait que la durée moyenne d’indemnisation des lésions professionnelles ayant occasionné une perte de temps indemnisée a quasiment doublé en 15 ans, pour atteindre 101 jours en 2012.
En date du 7 février 2021, la CNESST a enregistré le nombre record de 39 213 réclamations liées à la COVID-19.
C’est du monde à la messe, ça…
La crise de la main-d’œuvre est complexe et je vous invite à lire l’excellent dossier de la Talenterie à ce sujet pour en comprendre mieux les différentes facettes.
Cependant, vu les chiffres donnés précédemment, on peut dire qu’on a une autre pièce du puzzle des solutions à notre portée, en mettant la santé, la sécurité et le mieux-être au travail un tout petit peu plus haut sur la liste des priorités de l’organisation…
(C’est généralement à ce stade que l’inévitable question des fraudeurs arrive sur la table. Sachez que, bien que le phénomène existe, les études révèlent qu’on estime à 3 % le nombre d’individus qui fraudent la CNESST (Lacroix, 2002), toutes lésions confondues. Pis en 2021, on est vraiment rendus ailleurs dans la conversation.)
La réalité, c’est que, sans être parfaits, la CNESST et le gouvernement en font déjà pas mal en la matière. Ce sont les employeurs qui ont de la difficulté à reprendre la balle au rebond.
En complément du point ajouté à l’article de Marianne à l’adresse du gouvernement, je vous mets quelques points-clés pour faire de la SST votre alliée pour contrer les effets de la pénurie de main-d’œuvre chez vous :
Donnez suite rapidement aux demandes SST, aux signalements de situations dangereuses ou aux préoccupations de vos employés. Si c’est un irritant assez majeur pour qu’ils en parlent, offrez-leur la considération de prendre leur point de vue en compte.
Et ça rapporte : le sondage Gallup de 2017 indiquait que « 3 employés sur 10 sentent que leur opinion compte sur leur milieu de travail. Si le ratio se déplace à 6 employés sur 10, l’organisation réduit de 27 % son taux de roulement, de 40 % son nombre d’accidents de travail et augmente sa productivité de 12 % ».
Consignez méticuleusement tous les incidents, accidents, passés-proche au registre et examinez-le régulièrement pour voir où sont vos sources de lésions, avérées et/ou potentielles. Puis, élaborez vos stratégies SST et passez à l’action.
Tannés des urgences SST? Montez d’un niveau et prenez en charge ce volet des opérations, en débusquant les risques présents sur votre milieu, en posant des actions correctives suivant la hiérarchie de la prévention ainsi que des mesures de contrôle appropriées. Vous n’avez pas à constamment éteindre des feux, et puis… vous avez autre chose à faire!
Ça ressemble à quoi, la discussion SST chez vous? Est-ce que tout le monde comprend sa responsabilité en la matière? Questionnez vos gestionnaires sur la perception de leur rôle et incitez-les à prendre ce volet en charge… (et aussi parce que la Loi le leur demande, de toute façon).
Examinez vos formations d’accueil et continue pour déceler l’accent mis sur ce sujet et par le fait même, le message envoyé! (#comportementssécuritaires)
Assignez vos employés blessés à des tâches réellement utiles et ayant une valeur ajoutée en assignation temporaire, question de ne pas tout perdre. Examinez la production pour les déceler et planifiez l’assignation soigneusement. Travaillez de concert avec le médecin et la CNESST pour favoriser le maintien au travail de votre employé. Pour éviter les malentendus et défaire les incompréhensions, voyez à expliquer clairement le processus d’assignation à vos employés, dès l’accueil.
Pour prévenir la chronicité des lésions professionnelles (aka la durée), Lippel et Sabourin notent ceci : « les personnes victimes d’un traumatisme qui percevaient un niveau élevé d’injustice étaient moins susceptibles de retourner rapidement au travail, tout en étant plus susceptibles de souffrir d’un niveau élevé de douleur et d’une détérioration de la santé mentale » (Lippel et Sabourin, 2020).
Conclusion : soyez justes dans vos processus de gestion d’absence, maintenez un lien malgré la distance, expliquez le pourquoi des actions et impliquez-les dans leur maintien en emploi, chaque fois que c’est possible (et non à la contestation à outrance!).
Qu’est-ce qui stresse vos employés? Questionnez-les, légitimez leur point de vue et agissez sur les stresseurs qui se trouvent dans vos champs d’action. Les risques psychosociaux (RPS) se définissent comme étant les :
« facteurs qui sont liés à l’organisation du travail, aux pratiques de gestion, aux conditions de travail et aux relations sociales et qui augmentent la probabilité d’engendrer des effets néfastes sur la santé physique et psychologique des personnes exposées ». - INSPQ, 2016
Charge de travail, autonomie décisionnelle, reconnaissance, soutien social, harcèlement psychologique, sens au travail… Vous avez beaucoup plus de pouvoir d’agir que vous ne pensez!
En sachant que les employés en détresse psychologique sont de 1,4 à 4 fois plus sujets aux troubles musculo-squelettiques, accidents de travail, troubles mentaux et maladies cardio-vasculaires (Source: ECQOTESST, 2011), à go, on fonce!
La violence au travail a connu elle aussi une augmentation. Qu’elle vienne des clients, des collègues ou d’un autre membre de l’organisation, c’est non. Donnez des lignes de règlements de conflits et intervenez rapidement quand le ton monte (voyez ici le dossier de l’INSPQ sur la violence en milieu de travail pour en savoir plus)
Parce que la santé, c’est un tout, ouvrir la conversation sur la santé globale, c’est un must. Voyez ce que vous pouvez faire pour soutenir le plan d’action des employés en la matière ainsi que leur santé financière. Revoyez et publicisez vos avantages sociaux, vos ressources, vos PAE, votre télémédecine. Lorsque je fais des sondages, les employés connaissent les ressources disponibles dans une proportion jouant autour de 50 % et de ce nombre, environ 50 % seulement se déclarent à l’aise de les utiliser, grosso modo. Il y a du ménage de communication à faire! (#foodforthoughts)
Voilà donc quelques quick wins, mais il y a tellement plus à dire à ce sujet!
Offrir un milieu de travail sain et sécuritaire, autant au point de vue physique que psychologique, c’est vraiment plus qu’être « chouette » au niveau de ses conditions de travail.
C’est le devoir d’une entreprise socialement responsable, en plus d’être un facteur critique de succès pour qui veut améliorer son expérience-client, sa rétention, sa mobilisation, ses coûts liés au personnel et actuellement, sa production tout court!
Mon nom est Marie-Eve Champagne, je suis spécialiste en Santé Sécurité Mieux-Être au travail et j'aide les gens à mieux travailler depuis près de 15 ans.
Source et références :
CNESST - Plan stratégique 2020-2023 - https://www.cnesst.gouv.qc.ca/sites/default/files/documents/plan-strategique-2020-2023.pdf
CNESST en bref : https://www.cnesst.gouv.qc.ca/sites/default/files/documents/cnesst-en-bref-annee-2020.pdf
GALLUP, «State of the american workplace», 2017.
Lippel, Katherine, Sabourin, Vicky «Prévention de la chronicité : comment le droit pourrait-il mieux contribuer à diminuer les incapacités au travail?», 2020/02/07.
BOUCHER, Alexandre, Patrice Duguay, Marc-Antoine Busque. «R-1046 - Analyse des différences de durées d’indemnisation selon le sexe et le groupe d’âge», IRSST, 2012, 124 pages.
NASTASIA, Iuliana, DURAND, Marie-José, COUTU, Marie-France, COLLINGE, Cécile, Ana Cibotaru, «R-983 - Pratiques des milieux de travail pour assurer un retour en emploi sain et durable», IRSST, 132 pages
VÉZINA, M. et coll, «R-691 - Enquête québécoise sur des conditions de travail, d'emploi et de santé et de sécurité au travail (EQCOTESST)», Québec, IRSST, 2011, http://www.irsst.qc.ca/publications-et-outils/publication/i/100592/n/enquete-quebecoise-conditions-travail-emploi-sst-eqcotesst-r-691/redirected/1